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Les Boîtes de ma femme

Dans ce recueil de nouvelles, Eun Hee-kyung sonde l’intimité des relations amoureuses avec une précision acide, révélant moins les contours du sentiment que les vides entre les mots, les gestes manqués, les attentes mal formulées.

Dans Les Boîtes de ma femme, Eun Hee-kyung, autrice plusieurs fois primée en Corée, sonde l’intimité des relations amoureuses avec une précision acide, révélant moins les contours du sentiment que les vides entre les mots, les gestes manqués, les attentes mal formulées. Les cinq nouvelles qui le composent offrent un tableau implacable d’un monde où l’amour ne s’effondre pas en raison d’une trahison flamboyante ou d’un drame spectaculaire, mais sous l’effet d’une usure lente, presque invisible, que personne ne semble pouvoir enrayer.

Un jour, elle s’est écriée : « Tout se fane chez nous […]. Même les pommes se ratatinent au bout d’une nuit. Le ciment des murs absorbe tout l’humidité. Moi aussi, je me fanerai un jour. Je sens toute l’eau de mon corps s’en aller. » Selon moi, elle n’ouvrait pas assez souvent les fenêtres pour aérer, l’humidité du dehors n’entrait pas. Je lui ai proposé d’acheter un aquarium. (Les Boîtes de ma femme, p.23)

L’autrice dépeint une Corée contemporaine urbaine, connectée, fonctionnelle, mais profondément désenchantée. Une société où les apparences comptent souvent davantage que les liens qu’elles recouvrent, et où la parole se délite sous le poids du non-dit. Dans ce contexte, le couple devient le théâtre intime d’une fatigue émotionnelle collective, un huis clos où se rejouent les tensions sociales et genrées d’un pays encore marqué par une culture patriarcale, malgré les mutations rapides de ces dernières décennies.

La nouvelle éponyme donne le ton : en triant les affaires de son épouse récemment internée, un homme tombe sur une série de boîtes contenant des objets anodins. Ce qu’il croyait connaître de sa femme s’effrite à mesure qu’il tente de reconstituer le puzzle de leur vie commune à partir de ces reliques. L’épouse, enfermée dans le silence, n’est ni héroïne ni victime, mais une présence restée inaccessible, que le mari tente d’interpréter sans les bons outils, comme s’il était étranger à la langue intime de son propre foyer.

Dans « Ma femme évanescente », un homme découvre que son épouse a tenu un journal dans lequel elle s’invente une autre vie, avec un autre homme qui lui ressemble à de nombreux égards. Ce double fictionnel est moins une trahison qu’un refuge intérieur, un espace de réappropriation dans une société où les femmes doivent souvent composer avec une image d’elles-mêmes construite par les autres. Ce qui se joue ici, et se distille tout au long du recueil, c’est un rapport asymétrique à la parole : les femmes y sont lucides, parfois cruelles, mais rarement entendues. Et le regard des hommes, souvent sincère mais maladroit, glisse sur la surface sans jamais percer la complexité de ce qui se tait.

« Les Beaux Amants » met en scène un duo adultère, qui se quitte presque sans bruit, au détour d’un malentendu. Ce qui aurait pu être une passion devient une construction fragile, préméditée dans sa destruction. Là encore, la gestion du temps, cet autre marqueur de la modernité coréenne, entre rythmes effrénés et solitude chronométrée, empêche toute forme de lenteur partagée. Les deux protagonistes échouent à inscrire leur histoire dans un espace commun, comme si l’amour, lui aussi, avait perdu sa place dans un monde trop pressé.

« On n’avait pas pensé à l’imprévu » joue sur un renversement cruel : une femme prend conscience de l’amour qu’elle portait à son mari après la disparition de ce dernier. Le silence conjugal, ici, n’était pas hostile mais banal, recouvert par les gestes du quotidien. Et c’est dans l’absence que surgit, trop tard, une tendresse inarticulée. L’émotion y est poignante sans jamais virer au pathos : elle naît de cette incapacité à exprimer ce qui, pourtant, aurait pu tout changer. Le cadre social, la famille, la bienséance, les obligations invisibles, agissent comme un filtre permanent, empêchant l’intime d’émerger sans gêne.

Enfin, dans « Yeonmi et Youmi », Eun Hee-kyung déplace le curseur de la relation conjugale vers la fratrie féminine. Une jeune fille se remémore sa sœur aînée, jadis distante et énigmatique, qu’un échec amoureux finit par lui rendre plus humaine, plus proche. De nouveau, c’est par le détour, ici au chagrin d’un tiers, que se tisse une forme de reconnaissance. Derrière la mémoire familiale affleure le poids d’une éducation genrée, où les filles apprennent tôt à se taire, à se maîtriser, à faire bonne figure quitte à s’effacer.

Ce qui relie ces histoires, au-delà de la thématique conjugale, c’est cette sensation d’intraduisible. Les personnages parlent, agissent, se débattent, mais jamais au même rythme ni sur la même fréquence. Eun Hee-kyung capte cette dissonance fondamentale avec un style limpide, presque désinvolte, qui contraste avec la gravité des situations décrites. Les émotions sont à vif, mais tenues à distance par une langue qui refuse le lyrisme.

À travers cette mosaïque de récits, l’autrice dessine en creux le portrait d’une société où les rôles féminins et masculins restent prisonniers d’un cadre rigide, même si celui-ci se fissure. Les hommes ne sont pas présentés comme des bourreaux, mais comme des témoins mal équipés : ils observent, tentent de comprendre, mais arrivent toujours trop tard, ou à côté. Face à eux, les femmes choisissent parfois de fuir, de se taire ou de mentir, non par duplicité, mais pour préserver un espace intérieur que personne ne semble pouvoir ni vouloir entendre.

Avec une ironie légère mais redoutable, Eun Hee-kyung montre comment Séoul, ses murs, ses appartements impersonnels, ses grands ensembles, reflète cette déréliction relationnelle. L’humour surgit là où on ne l’attend pas, comme pour rappeler que ce théâtre de la déconnexion est aussi tragiquement banal. Et si l’on rit, c’est souvent jaune, parce que l’on reconnaît les gestes, les excuses, les maladresses. Rien d’héroïque alors dans ce recueil, seulement des gens ordinaires confrontés à l’impossible tâche d’aimer dans un monde trop rapide, trop bruyant, trop moderne, et trop pudique, peut-être, pour se dire vraiment.


Les Boîtes de ma femme
Eun Hee-kyung
Traduit du coréen par Lee Hye-young et Pierrick Micottis
Zulma Poche, 2025 (réédition)
217 pages, 9,95 €