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Les enfants dans mes romans

oh-jung-hi-1Bien que ces notes aient pris de l’âge, quand je les regarde, je me souviens précisément de mes réflexions de l’époque et de la raison pour laquelle je les ai écrites. J’ai trouvé amusant de me replonger dans mes notes du passé, elles m’ont fait souvenir du monde littéraire de l’époque, des thèmes qui me fascinaient alors et qui me préoccupent encore aujourd’hui.

Un des thèmes à être resté identique à lui-même est celui de l’enfance. Tous les enfants, avant d’être grands, doivent faire face à une multitude de possibles et restent d’une grande fluidité. Comme des graines qui poussent dans l’univers. L’enfance est une étape par laquelle tout le monde passe, une période pleine de secrets. Ils sont comme « Les enfants d’un rêve » de Charles Lamb, qui prennent vie sous une lumière mystérieuse. Ma fascination pour les enfants s’explique par mon envie de comprendre d’où nous venons et où nous allons. Les enfants sont peut-être la clé du mystère de l’existence et de ses mystères. C’est pourquoi ils apparaissent dans mes romans.

Mes enfants errent dans les rues sales et sombres, ils se regroupent pour se raconter des drôles d’histoires ; ils ont peur de grandir et de survivre à la solitude. Ils font des découvertes : premières règles, décès de sa grand-mère. Ils laissent le cadavre de leur petit frère à la maison et prennent la fuite. C’est leur façon de faire leurs adieux à l’enfance et de faire leurs premiers pas dans le monde.

Entre mes dix ans et mes douze ans, je ne quittais jamais ni le grenier de la maison, ni mon livre d’enfant à la couverture rouge, qui racontait les histoires de la petite métisse Marie. Son père s’est épris d’une Française lors de son échange universitaire en France et l’a épousée. Ils divorcent par la suite, quand Marie est encore toute petite, et la famille vit dans la pauvreté. Resté à Paris, le père envoie Marie vivre auprès de ses grands-parents en Corée. Enfant métissée, pauvre orpheline, elle éprouve de la solitude. En grandissant seule, elle prend l’habitude de danser avec sa propre ombre. Ce qui lui permet de surmonter la solitude et la tristesse. Elle danse en rêvant de son père et de ce pays lointain, qu’elle croit être la promesse d’un avenir heureux.

Quand j’étais petite, ma famille était nombreuse et nous vivions tous ensemble dans un petit espace. Le grenier était le seul endroit qui me permettait d’être seule dans mon propre monde. Parmi les objets divers qui s’y entassaient se trouvait un vieux coffre en cuir de forme rectangulaire, aux bords durs et aux coins décorés de métal. Il était chic mais ses bords étaient usés et le revêtement intérieur couvert de taches jaunes. J’appris que mon père l’aurait ramené de son séjour en Mandchourie quand il avait 22 ans. Je me demandais ce qu’il avait pu y cacher à l’intérieur. L’objet avait survécu à la guerre et traversé le 38ème parallèle, il attestait d’une vie de réfugié révolue. Il portait les marques du conflit mais restait sagement assis dans un coin, couvert de poussière. Comme s’il possédait des pouvoirs magiques, tel un coquillage millénaire du fond de l’océan. Cet ancien coffre négligé de tous que personne ne réclamait devint mien. J’y cachai mon journal intime pour que personne ne le lise ainsi que les objets auxquels je tenais, comme le livre d’enfant à la couverture rouge. D’une certaine façon, je voulais devenir cette petite orpheline solitaire, avec son secret, et danser avec mon ombre. Le contenu de ce livre était pour moi comme un secret et je ne voulais le partager avec personne. De retour de l’école, il ne passait pas un jour sans que je ne me glisse dans le grenier, sorte mon livre et m’en délecte à la faible lumière qui filtrait par la petite fenêtre. Ce coffre était le symbole d’une partie de ma vie mais il finit par disparaitre. La dernière fois que je l’ai vu remonte à la fin de mon CM2, quand nous avons déménagé à Séoul. Ce coffre qui contenait « juste mes affaires » portait un cadenas. Je ne sais pas ce qui est advenu de lui mais il a disparu en même temps que la petite fille qui dansait toute seule et qui rêvait d’un pays lointain. J’avais douze ans, et je venais de faire mes adieux à mon enfance.

L’été 1990, j’ai fait du volontariat dans une association qui soutient les enfants défavorisés et j’y ai rencontré une petite fille. Sa famille traversait une mauvaise passe et j’étais chargée de l‘aider. La petite avait douze ans et étudiait en classe de CM2. Ses ongles étaient vernis de rouge, complètement écaillés, et elle portait des boucles d’oreille autocollantes. Sa mère était partie et son père, vendeur ambulant, s’était remarié. Il loua un studio séparé pour les enfants issus de son premier mariage.

Je voyais la fillette deux fois par mois. Nous allions manger et quand je rentrais chez moi, je faisais mon rapport dans un carnet, en repensant à moi-même petite, seule et perdue, au coffre et à ce qu’il cachait : le livre à la couverture rouge et sa protagoniste, la petite Marie qui dansait avec son ombre. Les mois passèrent et la petite fille ne répondit plus. La situation était pour moi un aussi grand mystère que la petite elle-même. Elle se plaignait souvent de fièvre ou de maux de tête, mais le docteur ne lui trouva rien de particulier. Selon son diagnostic, les symptômes mystérieux étaient une façon pour son corps de lutter contre son existence et toute cette confusion et ce désespoir refoulés.

Elle manquait souvent l’école sans aucune excuse et je lui rendis une fois visite chez elle. Nous étions en pleine journée mais il y avait très peu de lumière dans sa chambre. La fillette et ses petits frères et sœurs étaient assis dans l‘obscurité. Du coin de la pièce où elle se tenait, la petite me regardait perplexe. Elle me demanda : « Mais vous êtes qui ? » Sa petite sœur l’imita et répéta : « Vous êtes qui ? »

U-il et moi, nous allions souvent jouer dans le grenier. Au fond de la pièce principale, là où U-il arrivait presque à hauteur du plafond, se trouvaient deux portes coulissantes qui donnaient sur cinq marches. En haut de l’escalier se dessinait un vague espace. Le grenier était plein de toutes sortes de vieux objets. Il y faisait sombre, et une odeur de poussière et de moisissure flottait dans l’air, cela nous rassurait. Assis dans l’ombre et dans la poussière, au-delà du temps, tous ces objets rejetés et oubliés, dans le confort et la tristesse, étaient bien au chaud comme des œufs dans un nid. Debout ou couchés, à pâle lumière du grenier, ils finissaient par se briser, vieillir ou rester immobile dans leur étrange posture. Les objets commencèrent à disparaitre, les rectangulaires, les ronds, les durs, les moelleux. C’est U-il qui sans un bruit s’enfonça le premier dans la pièce poussiéreuse. Puis, il appela : « Grande sœur ? » Il m’appela d’une voix triste et affectueuse, qui se brisa lorsqu’il posa les yeux sur le vide.

L’oiseau

Une année passa et la fillette retourna chez son père accompagnée de ses frères et sœurs. Notre relation prit donc fin. Une autre année s’était écoulée lorsque je l’ai croisée par hasard dans la rue. Elle avait un peu grandi mais son visage était sombre, comme celui d’un bébé devenu adulte. Elle marchait à petits pas, suivant son ombre qui se déroulait à ses côtés sur le mur. J’étais contente de la revoir et enthousiasmée par ma rencontre, je lui ai pris la main. Elle m’a regardé d’un air étonné et m’a demandé : « Mais vous êtes qui ? »

Traduction Lucie Angheben

Avec l’aimable autorisation du KLTI.

 Texte rédigé à l’occasion d’une rencontre à Washington D.C.

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